Le silence feutré du salon enveloppe Emile, assis dans son fauteuil club en cuir usé. La lumière déclinante de l'après-midi caresse les cadres accrochés au mur, alignement hétéroclite de visages figés dans le temps. Son regard dérive, attiré par l'éclat singulier d'un objet posé sur la table basse : la vieille montre à gousset. Son métal jauni, gravé de volutes complexes, semble presque vibrer d'une énergie contenue. C'est elle, l'artefact improbable, le « souvenir » comme il préfère l'appeler, qui lui a offert l'impensable : une rencontre avec son arrière-grand-père, Alphonse Marcout, père de son grand-père maternel André. Une première incursion inattendue dans le passé, un « rendez-vous ancestral » inaugural qui a bouleversé sa perception de la réalité et de sa propre histoire.
La tentation est là, vibrante, palpable. Qui pourrait-il visiter aujourd'hui ? Ses doigts effleurent le couvercle froid de la montre. Il lève les yeux vers le mur, son regard s'accrochant à une photographie en particulier. Une scène familiale, originalement teintée sépia par les années, mais c’est une version colorisée qui trône, plus récente, fruit d'une restauration numérique. A droite, sa grand-mère, Marie-Thérèse, une fillette au regard sérieux. À ses côtés, ses parents, Julienne et Auguste Dhainaut, puis son frère aîné, Emile, qui lui a transmis sont prénom. Et puis, perché sur la table avec une audace enfantine, le petit Jean, son grand-oncle, alors à peine âgé de deux ans. Une date s'impose à l'esprit d'Emile : la Seconde Guerre Mondiale. Cette photo, il l'a toujours connue, toujours aimée pour le témoignage qu'elle offrait d'une époque révolue, d'une famille unie malgré les tourments.
Son attention se fixe sur Auguste, l'autre arrière-grand-père maternel. Un homme au visage fin, au regard droit. Un souvenir précis, une anecdote racontée mille fois par Marie-Thérèse avec cette tendresse nostalgique qui la caractérisait remonte à la surface. Une histoire liée à cette période sombre, à la pénurie, à la débrouillardise nécessaire pour survivre. C'est décidé. C'est Auguste qu'il ira voir.
Avec une lenteur presque cérémonielle, comme la première fois, Emile saisit la montre. Le mécanisme proteste doucement sous la pression de ses doigts qui remontent le ressort. Un clic sec confirme l'opération. Aussitôt, une vibration basse l'envahit, naissant dans sa paume pour se propager dans tout son corps. Le son enfle, se transformant en un bourdonnement vertigineux qui sature ses oreilles, effaçant tous les bruits familiers du présent. Le salon vacille, les contours s'estompent dans un maelström de couleurs indistinctes. Une sensation brutale de chute libre lui coupe le souffle, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Il ferme les yeux, s'abandonnant à ce transit chaotique entre les strates du temps.
Le froid mordant de décembre le saisit à la gorge. L'air pique ses poumons, chargé d'une odeur de charbon et d'humidité. Emile ouvre les yeux, clignant face à une lumière grise et faible qui filtre à travers un ciel bas et nuageux. Le bourdonnement a cessé, remplacé par les bruits étouffés d'une rue pavée. Il se trouve debout, un peu chancelant, à côté d'un vélo noir, robuste et manifestement ancien. Son propre accoutrement a changé : il porte un costume de laine épaisse, un peu rêche, un pantalon droit et des chaussures de ville sombres, mais solides. Tout droit sorti d'une garde-robe des années quarante.
Il reconnaît immédiatement les lieux. Leforest. La rue Jean Jaurès. Et là, juste devant lui, le numéro 59. La maison familiale. Sa maison d'enfance, celle de sa grand-mère. La façade de briques rouges, les volets de bois peints en vert sombre, l'allée étroite sur le côté menant au jardin... Tout est identique, et pourtant différent. Plus neuf, peut-être, mais surtout imprégné d'une atmosphère plus lourde, plus tendue. C'est la guerre. Décembre 1942.
À cet instant précis, comme orchestré par le destin ou la magie capricieuse de la montre, la porte d'entrée grince. Un homme en sort, poussant un vélo semblable au sien. C'est lui. Auguste Dhainaut. Trente-huit ans. Son visage est marqué par la fatigue, les sillons sur son front semblent plus profonds que sur la photo. Il ajuste un béret sombre sur sa tête. Emile ne peut réprimer un léger sourire. Jean. Son grand-oncle adoré porterait ce même couvre-chef des décennies plus tard. Emile se souvient avec tendresse des jeux d'enfants où il subtilisait le béret de son Tonton Jean pour parader fièrement. Cette passion commune pour les bérets, était-ce un héritage inconscient, une sorte de transmission familiale ? L'idée le touche.
Auguste enfourche son vélo, prêt à partir. C'est le moment. Emile s'éclaircit la gorge, enfilant le masque d'un voyageur de passage.
— Excusez-moi, monsieur ! lance-t-il d'une voix qu'il espère assurée.
Auguste freine, posant un pied à terre. Il observe Emile avec une curiosité mêlée d'une pointe de méfiance. Les inconnus, en ces temps troublés, ne sont pas toujours les bienvenus.
— Oui ? Vous cherchez quelqu'un ? Sa voix est rocailleuse, teintée d'un accent local qu'Emile reconnaît instantanément.
— Non, pas exactement, répond Emile, s'approchant lentement, poussant son propre vélo. Je suis un peu perdu, à vrai dire. J'essaie de rejoindre Lille, mais avec les routes qu'il faut éviter... ce n'est pas simple.
Il fait un geste vague, espérant paraître crédible. Auguste le dévisage, semblant évaluer la situation. Il hoche la tête, compréhensif.
— Lille ? J'y vais justement. La route est longue, et faut faire attention. Mais si ça vous dit de faire chemin ensemble...
Le cœur d'Emile rate un battement. La rencontre fortuite fonctionne.
— Ce serait formidable ! Je vous remercie. Je commençais à désespérer. Emile Dubois, se présente-t-il, tendant une main gantée. Dubois… Comme si masquer sa propre identité dans ce souvenir pouvait changer quelque chose…
— Auguste Dhainaut. Sa poignée de main est ferme, calleuse. En route, alors. Faut pas traîner.
Ils se mettent en selle côte à côte, les pneus crissant légèrement sur les pavés humides de Leforest.
— Vous allez à Lille pour affaire ? demande Emile, cherchant à engager la conversation.
Auguste soupire, le regard fixé sur la route devant lui.
— Pour affaire... si on veut. Pour trouver de quoi manger, surtout. De la viande.
Il prononce le mot avec une sorte de gravité lasse.
— Ici, à Leforest, et dans tous les villages autour, y'a plus rien. Les Allemands ont tout pris, ou presque. On dit qu'à Lille, un charcutier a reçu un arrivage. J'ai encore des tickets de rationnement à utiliser avant la fin de l'année, vous comprenez...
Il sort un petit carnet usé de sa poche, le tapotant.
— Chaque gramme est compté. Et les prix... n'en parlons pas. Tout est hors de prix. Mais j'ai trois gosses à la maison. Faut bien qu'ils mangent un peu de viande de temps en temps. C'est vital.
La détresse et la détermination dans sa voix serrent la gorge d'Emile. Il pense à Marie-Thérèse, et à ses frères. Aujourd’hui papa à son tour, il comprend la nécessité impérieuse qui pousse cet homme à pédaler des kilomètres dans le froid, contrairement à l’idée qu’il se faisait enfant, lorsque sa mamie lui racontait ce voyage fou.
— C'est difficile pour tout le monde, murmure Emile.
— Difficile, oui. Surtout avec les fêtes qui approchent. Tenez, aujourd'hui, on est le 23 décembre. Demain, c'est le réveillon. J'aimerais bien leur offrir un repas correct, pour une fois.
Le 23 décembre. L'anecdote de sa grand-mère lui revient avec force. La veille de Noël. Le voyage pour la viande, le petit miracle des oranges... Il est en plein dedans.
Le trajet jusqu'à Lille est long et éprouvant. Ils empruntent des chemins détournés, des routes de campagne boueuses pour éviter les axes principaux où les patrouilles allemandes sont fréquentes. Le paysage est dénudé, les arbres squelettiques se découpant sur le ciel gris. Le silence n'est rompu que par le halètement de leur respiration et le cliquetis des vélos. Auguste parle peu, concentré sur l'effort et la vigilance. Emile respecte son silence, absorbé par la présence de cet ancêtre qu'il découvre sous un jour nouveau : non pas une figure figée sur une photo, mais un homme luttant au quotidien contre l'adversité.
Ils arrivent enfin à Lille, les jambes lourdes. La ville semble plus animée que la campagne, mais une tension sous-jacente demeure. Des uniformes vert-de-gris sont visibles à certains carrefours. Auguste guide Emile à travers un dédale de rues jusqu'à la rue d'Arras. Devant une petite échoppe à la devanture modeste, quelques personnes attendent déjà. Un charcutier, le tablier taché, sert les clients avec parcimonie.
L'attente est nerveuse. Auguste serre son carnet de tickets. Quand vient son tour, un échange rapide a lieu avec le commerçant. Un paquet emballé dans du papier paraffiné change de mains contre quelques tickets et des billets. Puis, avec un léger sourire, le charcutier lance un mystérieux clin d'œil. Auguste glisse le précieux paquet dans sa sacoche avec un soupir de soulagement.
— Et les légumes ? demande Emile en reprenant la route à ses côtés.
Un sourire éclaire enfin le visage fatigué d'Auguste.
— Ça, heureusement, j'en ai trouvé ce matin à Leforest. Le charcutier de tout à l’heure me connaît bien. Il a même eu pitié, en apprenant que c'était pour les enfants... Il baisse la voix, jetant un regard alentour. Il m'a glissé trois oranges en douce. Il a réussi à en avoir, je ne sais comment. Un cadeau pour les petits, dit-il les yeux brillants. C'est la première fois que Jean, mon dernier, va en voir une. Il est né en décembre 40, le pauvre gosse. Il ne connaît pas ça.
La tendresse dans sa voix, la simple joie anticipée de voir son fils découvrir un fruit devenu si rare, émeut profondément Emile. Cette histoire, il la connaissait par le récit de sa grand-mère, mais la vivre aux côtés d'Auguste lui donne une dimension nouvelle, poignante.
Le retour est entamé avec une prudence redoublée. Le paquet de viande et les oranges clandestines rendent le voyage plus périlleux. Ils choisissent à nouveau les chemins de traverse, longeant des canaux gelés et traversant des bois sombres. Malgré leurs précautions, au détour d'une route de campagne isolée, une silhouette se détache. Puis deux. Une patrouille allemande. Trop tard pour faire demi-tour.
Les soldats, emmitouflés dans leurs longs manteaux, leur font signe de s'arrêter. Leurs visages sont jeunes, rendus impassibles par le froid et la discipline. L'un d'eux, d'un ton neutre, demande leurs papiers et ce qu'ils transportent. Auguste présente ses papiers et son carnet de rationnement avec un calme apparent qu'Emile admire. Le soldat jette un coup d'œil rapide dans la sacoche d'Auguste, aperçoit le paquet de viande, vérifie la correspondance avec les tickets détachés. Il semble satisfait. Il ne fouille pas plus loin. Les oranges restent invisibles. Après quelques mots échangés en allemand entre eux, ils leur font signe de repartir.
Emile et Auguste remontent sur leurs vélos sans un mot, le cœur battant. Ils ne relâchent la pression qu'une fois la patrouille hors de vue. Un regard échangé suffit à exprimer leur soulagement mutuel.
Midi approche lorsqu'ils atteignent enfin les faubourgs de Leforest. La fatigue pèse lourdement sur leurs épaules. Alors qu'ils approchent de la rue Jean Jaurès, un homme les hèle depuis le trottoir. Auguste freine.
— Tiens, Alfred ! Qu'est-ce que tu fais là ?
L'homme, qui a sensiblement le même âge qu'Auguste, s'approche. C'est Alfred Vallin, son cousin.
— J'attendais de voir si tu passais, dit Alfred d'un air un peu penaud. Dis-moi, Auguste... t'aurais pas des tickets de vin qui te restent ? J'ai fait le bête, j'ai tout passé mes derniers tickets pour du tabac, et la femme me fait la tête... »
Auguste rit doucement.
— Du vin ? Toi alors... Figure-toi que moi, je ne bois pas. J'ai justement mes tickets de vin qui ne me servent à rien. Si tu veux, on échange ? Tes tickets viande contre mes tickets vin ? »
Le visage d'Alfred s'illumine.
— Tu ferais ça ? Ah, tu me sauves la mise ! Tiens !
L'échange se fait rapidement, dans une conspiration bon enfant. Auguste range les nouveaux tickets de viande avec satisfaction. Un bonus inattendu.
— Merci, cousin ! Et bonne fête, hein ! lance Alfred en s'éloignant.
Auguste se tourne vers Emile, un air satisfait sur le visage.
— Encore un peu de gagné !
Ils sont maintenant devant le 59 rue Jean Jaurès. La mission est accomplie.
— Eh bien, Monsieur Dubois, on est arrivés, dit Auguste en descendant de vélo. Vous devez être gelé. Entrez donc boire un café chaud pour vous réchauffer avant de reprendre votre route, si vous en avez une...
L'invitation. Emile sent une vague de trac mêlée d'une excitation intense. Entrer dans cette maison, maintenant. Voir sa grand-mère enfant, retrouver son arrière-grand-mère Julienne... C'est presque trop. Mais refuser est impensable.
— C'est très aimable à vous, Monsieur Dhainaut. J'accepte volontiers. Le froid m'a saisi.
Auguste pousse la porte de l’entrée, puis celle de la cuisine. Emile le suit, le cœur tambourinant. Il pénètre dans la maison de son enfance, quarante-trois ans avant sa propre naissance. L'odeur est différente – un mélange de feu de bois, de chicorée et de quelque chose d'indéfinissable, l'odeur de la vie en temps de guerre. Mais la disposition des pièces... elle est gravée dans sa mémoire. Le long couloir donnant sur la cuisine, puis la grande salle à manger. Et ce carrelage... Les mêmes carrés blancs, mouchetés de taches noire et marron, qu'il a foulés des milliers de fois en courant, en jouant. Une vague de nostalgie puissante le submerge.
Dans la douce lumière du salon, la mère, assise dans son fauteuil préféré, laisse son regard vagabonder par la fenêtre, une douce mélancolie dans les yeux. Ses cheveux sombres sont soigneusement coiffés, encadrant un visage aux traits fins. Ses doigts agiles font danser les aiguilles, le cliquetis régulier du tricot rythmant le silence feutré de la pièce.
Non loin de là, le garçon, les cheveux bruns coupés court et le regard intense, est penché sur une large feuille de papier. Son crayon danse, esquissant les contours d'un monde imaginaire, son front légèrement plissé par l'effort de création. Chaque trait semble une aventure, une histoire qui prend vie sous ses doigts. C’est le frère aîné de la famille, il s’appelle Emile. C’est lui qui transmettra son prénom à notre voyageur de temps.
Au centre de la pièce, sur le tapis moelleux, Jean, le plus jeune, aux boucles claires et aux joues rebondies, empile des cubes en bois avec une application sérieuse. Ses petites mains potelées s'affairent, construisant une tour fragile qui menace de s'effondrer à tout moment, mais son visage s'illumine d'une fierté triomphante à chaque nouvel étage ajouté. Il ne sait pas encore qu’il gardera son agilité toute sa vie. Bientôt, des outils de toutes sortes remplaceront ses cubes et ses mains changeront les tours en artisanat de toute sorte.
Assise sagement sur un petit tabouret, une fillette, dont les cheveux clairs sont retenus par un ruban coquet, berce tendrement une poupée de chiffon. Elle lui murmure des secrets à l'oreille, ses grands yeux clairs reflétant une gravité enfantine, perdue dans le jeu silencieux de l'imitation et de la tendresse. Et c’est avec cette même tendresse qu’elle élèvera ses deux filles et bercera ses nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Le cœur d’Emile se serre. Marie-Thérèse. Six ans. Elle est là, si petite, si insouciante des décennies qui l'attendent, de la vie qu'elle mènera, des joies, des peines, et de ce départ qui, dans le temps d'Emile, a laissé un vide immense.
Et puis, se levant de son fauteuil près du feu, la jeune femme a le visage marqué par l'inquiétude. Julienne. Son arrière-grand-mère. Elle est à peine moins âgée qu'Emile lui-même dans son présent.
— Auguste ! Te voilà enfin ! On s'inquiétait ! Sa voix est douce, mais ferme.
— Et vous êtes ? demande-t-elle en regardant Emile.
— J’ai ramené un monsieur qui allait à Lille, on a fait route ensemble, explique Auguste en posant sa sacoche. Monsieur Dubois. Il avait froid, je lui ai proposé un café.
— Bien sûr, entrez, monsieur, asseyez-vous, dit Julienne, reprenant contenance.
Pendant que Julienne s'affaire à préparer le café – ou plutôt la chicorée brûlante qui en tient lieu –, Auguste sort triomphalement le paquet de viande.
— Regarde, Julienne ! J'en ai trouvé !
Puis, avec un air de mystère, il sort les trois oranges. Les yeux des enfants s'écarquillent. Le petit Jean, Tonton Jean, pousse un cri de joie mêlée d'incompréhension. Il n'a jamais vu un tel fruit.
— Tiens, mon grand, dit Auguste en lui tendant une orange. C'est pour toi. Mange !
Fièrement, pensant sans doute tenir une sorte de pomme exotique, Jean enfonce ses petites dents directement dans la peau épaisse et rugueuse de l'orange. Une grimace hilarante tord aussitôt ses traits. Un mélange de dégoût pour cette écorce amère et de surprise face à l'acidité du jus qui a dû percer. Personne ne peut s'empêcher de rire. Julienne s'approche pour lui montrer comment l'éplucher.
Emile observe la scène, un sourire tendre aux lèvres, les yeux embués. Voir son Tonton Jean, cet homme solide et rieur qu'il a connu, dans cet instant d'innocence pure et de découverte gustative burlesque... C'est un cadeau inestimable. Il croise le regard de Marie-Thérèse, la petite fille sérieuse qui le regarde avec une curiosité tranquille. Que donnerait-il pour lui parler, lui raconter qui il est, la serrer dans ses bras... Mais il est un simple visiteur, un fantôme du futur.
Julienne apporte deux tasses fumantes. La boisson chaude est réconfortante. Auguste, ragaillardi, montre fièrement les tickets de viande supplémentaires obtenus grâce à l'échange avec Alfred.
— Tu vois, Julienne ! Avec ça, et la viande que j'ai rapportée, on va pouvoir faire un vrai réveillon demain ! Le meilleur depuis le début de la guerre !
Son optimisme est contagieux, balayant pour un instant l'ombre de l’occupation.
— Auguste, tu ne vas quand même pas... commence Julienne, devinant ses intentions… refaire toute cette route jusqu'à Lille ? Encore aujourd'hui ? Tu auras à peine le temps de rentrer avant le couvre-feu !
Mais Auguste est déjà debout, plein d'une énergie nouvelle.
— Faut battre le fer tant qu'il est chaud ! Avec ces tickets, je peux peut-être avoir un petit quelque chose de plus. Ne t'inquiète pas, je connais les chemins, je serai prudent.
Il ne lui laisse pas le temps d'argumenter. Il attrape sa veste.
— Monsieur Dubois, merci encore pour votre compagnie. J'espère qu'on aura l'occasion de se recroiser !
Il accompagne son visiteur jusqu'à la sortie, dans cette allée étroite longeant le côté de la maison qu'Emile parcourra si souvent, enfant, lors de ses visites chez sa grand-mère. Le froid hivernal les saisit. Auguste lui donne une tape amicale sur l'épaule.

— Faites bonne route ! Et joyeuses fêtes, si on ne se revoit pas !
— À vous aussi, Monsieur Dhainaut. Merci pour le café... et pour tout, murmure Emile, la gorge nouée.
Auguste enfourche son vélo et s'élance dans la rue embrumée, une silhouette déterminée disparaissant rapidement. Emile reste un instant immobile, regardant la maison, écoutant les rires étouffés des enfants à l'intérieur. Il sait qu'il ne les reverra pas. Pas dans ce temps, en tout cas. La montre dans sa poche semble soudain lourde.
Une sensation familière l'envahit à nouveau. Le bourdonnement sourd reprend, plus doux cette fois, comme un rappel. Le monde autour de lui commence à se dissoudre, les contours de la maison de Leforest s'estompant, remplacés par les formes familières de son propre salon. La sensation de chute est absente, c'est plutôt comme remonter d'une plongée profonde.
Il est de retour. Assis dans son fauteuil. La montre à gousset repose, inerte, sur la table basse. La lumière du jour a presque disparu. Son regard retourne au mur, à la photographie de famille. La version colorisée lui semble maintenant différente. Les visages ne sont plus seulement des images d'archives, des représentations d'une nostalgie pour une époque inconnue. Il a partagé un fragment de leur vie. Il a senti le froid de décembre 1942, partagé l'angoisse de la pénurie, la joie simple d'une orange découverte, la détermination d'un père. La nostalgie est toujours là, mais elle est plus profonde, plus personnelle, teintée de la réalité âpre et tendre d'un après-midi d'hiver, aux côtés d'Auguste Dhainaut, son arrière-grand-père. Ce deuxième rendez-vous ancestral a laissé une empreinte indélébile, un lien tissé à travers le temps.
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