Ah, Lille… Quand on songe à cette cité du Nord au mitan du XIXe siècle, on imagine le souffle parfois rude de son climat industriel. Une ville laborieuse, corsetée dans ses remparts, où le son du clairon dans les casernes se mêlait dès l'aube au bruit des métiers à tisser. C'était une époque de bouleversements, de fortunes rapides pour certains, mais pour beaucoup, une saison sociale pleine d'incertitude, un peu comme ces mois d'avril où le soleil peine à réchauffer durablement l'atmosphère. Dans ce paysage contrasté, un homme allait marquer la ville de son empreinte singulière : Philibert Vrau. Un nom qui résonne encore, associé à une foi ardente et à une action sociale étonnamment moderne. Sa vie pourrait bien illustrer à sa manière ce vieux dicton populaire : « En avril, ne te découvre pas d'un fil. »
Philibert Vrau, le patron qui tissait du lien social
Philibert Vrau, né le 19 novembre 1829 à Lille dans une famille de fabricants de fil, n'a pas toujours eu les certitudes tranquilles que sa réputation de saint pourrait laisser croire. Sa jeunesse fut celle d'un esprit brillant, élève passionné de philosophie au collège de Lille, captivant son jeune professeur Beaussire par son intelligence précoce et son anxiété palpable. Influencé par Descartes, Kant ou Cousin, il fit sienne l'exigence de la raison, voulant « tenir comme non avenues les croyances reçues, pour reconstituer en dehors d'elles la morale philosophique naturelle ». Mais cette quête intellectuelle le plongea dans une profonde crise spirituelle. Pendant cinq longues années, de 17 à 22 ans, il fut assailli par le doute, vivant des « moments affreux », cherchant désespérément un sens à l'existence humaine. Il dévorait les livres, fréquentait les cercles de discussion, mais ne trouvait pas de repos. Cette errance intellectuelle le conduisit même, brièvement, à explorer les rives étranges du spiritisme et des tables tournantes, espérant y trouver la preuve de la spiritualité de l'âme. C'est finalement par des chemins inattendus, notamment lors d'un voyage à Lyon et d'une prière fervente à Notre-Dame de Fourvière, qu'il retrouva, ou plutôt trouva pleinement et définitivement, le chemin de la foi catholique en 1854, communiant pour la première fois depuis quatre ans le jour de la Pentecôte.
Cette période de trouble intérieur coïncida avec les soubresauts violents de l'histoire. La révolution de 1848 secoua durement Lille, exacerbant les tensions entre patrons et ouvriers. Le père de Philibert, François-Philibert, échappa de peu à être pendu à un réverbère par des émeutiers furieux, sauvé in extremis par un courageux fileur de son usine. Le jeune Philibert, déjà sensible à la misère ambiante, fut confronté de manière brutale à la détresse et à la colère du monde ouvrier. Il avait déjà visité ces caves lilloises tristement célèbres, décrites avec effroi par Victor Hugo, où des familles entières vivaient sous terre, dans l'humidité et l'obscurité, minées par la maladie et le manque de tout. Un jour, il trouva une veuve et ses enfants blottis dans leur lit, seul moyen de se réchauffer faute de feu. Un autre jour, une orpheline chargée de ses frères et sœurs refusa l'hospice, préférant mourir avec eux. Ces rencontres le marquèrent au fer rouge, nourrissant une compassion qui allait imprégner toute son action future, le poussant même à consacrer l'argent d'un voyage prévu à Paris pour soulager une jeune fille aveugle rencontrée sur les glacis.
C'est dans ce contexte, peu après sa conversion, que Philibert Vrau rejoignit son père à la tête de l'entreprise familiale, 11 rue du Pont-Neuf. La Maison Vrau était une "filterie", activité traditionnelle lilloise consistant à acheter du fil de lin ou de coton aux filatures pour le retordre, l'apprêter et le conditionner sous forme de fil à coudre destiné à la vente au détail. Philibert, loin de se contenter de gérer l'héritage, insuffla une nouvelle dynamique. L'innovation de la présentation en pelote, plus pratique que l'écheveau traditionnel, et le lancement de la marque "Au Chinois", à l'étiquette reconnaissable et au nom exotique, connurent un succès foudroyant. Philibert se révéla un chef d'entreprise visionnaire, utilisant audacieusement l'image et l'affiche publicitaire (procédé encore neuf de la lithographie), bâtissant un excellent réseau de représentants exclusifs et intéressés aux ventes, et défendant fermement ses prix pour éviter que son produit phare ne devienne un simple article d'appel au détriment des marges des détaillants. Il instaura même un système de "Bonifications de Fin d'Année" progressives pour fidéliser ses grossistes. Entre 1860 et 1870, les ventes décuplèrent, l'entreprise employa jusqu'à 1100 personnes (majoritairement des femmes), et généra des bénéfices considérables. Fait notable, le petit idéogramme chinois encadrant le mandarin sur l'étiquette du fil "Au Chinois" composait, pour qui savait lire, le chant des anges : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur terre aux hommes de bonne volonté. »
Mais là où Philibert Vrau se distingua radicalement, ce fut dans sa conception profondément chrétienne du rôle de patron et dans son rapport à ses employés. À une époque où la Révolution Industrielle générait des fortunes colossales pour quelques-uns mais signifiait pour beaucoup une existence de labeur harassant – journées de douze heures, six jours sur sept, salaires permettant à peine de survivre, absence quasi totale de protection sociale, promiscuité et insalubrité des logements ouvriers – Vrau, désormais guidé par sa foi et marqué par sa confrontation précoce avec la misère, refusa cette logique. Pour lui, l'industriel avait une responsabilité qui dépassait largement le simple cadre économique ; il avait une charge d'âme envers ceux que Dieu lui avait confiés.
Cette conviction se traduisit d'abord par un partage concret des fruits de la prospérité. Dès que l'affaire commença à bien tourner, il obtint de son père de consacrer un cinquième des bénéfices aux œuvres de charité et à l'amélioration du sort des plus démunis, une part des pauvres qu'il institua durablement. Son beau-frère, Camille Feron-Vrau, qui avait courageusement abandonné une carrière médicale prometteuse pour le seconder dans l'entreprise dès 1866, partageait entièrement cette vision et devint son plus fidèle allié. Ensemble, ils s'attachèrent à faire de la Maison Vrau plus qu'un lieu de production : une communauté de travail inspirée par les principes chrétiens.
Philibert Vrau insistait sur le respect absolu de la dignité de chaque travailleur, qu'il considérait comme un frère. Il voulait que le contrat de travail soit un acte clair et loyal, protégeant l'ouvrier de l'arbitraire patronal, afin qu'il ne se sente ni humilié dans sa dignité, ni ébranlé dans sa confiance, ni troublé dans sa sécurité. Cette philosophie se déclina en une série d'initiatives sociales pionnières. Chez Vrau, chose exceptionnelle, on ne licenciait pas, même en période difficile. Un système d'aides fut mis en place pour faire face aux aléas de la vie : secours en cas de maladie, indemnités pour les femmes en couches, constitution d'une caisse de retraite. Dès 1889, un "Conseil patronal" fut créé, avec une section masculine et une section féminine, où étaient discutées les questions relatives au travail, mais aussi aux aspects sociaux et religieux de la vie dans l'entreprise. Véritable ancêtre du comité d'entreprise, cette instance témoignait d'une volonté de dialogue inhabituelle.
Pour veiller particulièrement sur le bien-être moral et physique du personnel, majoritairement composé de jeunes femmes issues des écoles alentour, Philibert Vrau fit appel en 1876 aux Sœurs de la Providence de Portieux. Leur présence discrète, mais constante, au sein de l'usine jusqu'en 1962 fut un élément clé de "l'usine chrétienne". Elles ne supervisaient pas la production, mais animaient les prières collectives au début et à la fin de la journée, calculaient les paies, organisaient des patronages, une école ménagère, et surtout, visitaient les familles, signalant aux patrons les situations de détresse particulière. Une chapelle fut même aménagée au cœur de l'usine, avec un aumônier jésuite attitré. Ce climat de sollicitude et de ferveur religieuse eut un impact notable : on compta pas moins de 85 vocations religieuses parmi les ouvrières de la Maison Vrau entre 1871 et 1953. Quand le directeur se plaignait que "les meilleures s'en vont", Camille Feron-Vrau répondait : "Cela nous sera rendu en grâces dans le ciel". Il n'y eut jamais de grève chez Vrau, pas même lors des grands mouvements sociaux de 1936 ou 1968.
L'action de Philibert Vrau ne s'arrêta pas aux portes de son usine. Profondément marqué par les enseignements sociaux de l'Église, notamment par l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII en 1891, qu'il accueillit avec une entière soumission. Il rêvait d'une société où patrons et ouvriers collaboreraient fraternellement. Il fut un pilier de l'Association des patrons chrétiens du Nord, fondée en 1884, et s'efforça de promouvoir la reconstitution des anciennes corporations sous une forme chrétienne moderne, comme la Corporation Saint-Nicolas pour les métiers du fil. Il croyait fermement à la vertu des "syndicats mixtes", réunissant employeurs et employés pour discuter des intérêts communs, comme alternative à la lutte des classes prônée par le socialisme naissant. Son amitié et sa confiance envers Charles Baudelle, cet ouvrier rencontré une nuit en prière à la chapelle de l'Adoration nocturne, qu'il intégra à l'entreprise et à qui il confia des missions de confiance, illustrent cette volonté de jeter des ponts par-delà les clivages sociaux. Baudelle, homme d'une charité exemplaire – il adopta un orphelin trouvé dans un grenier et hébergea chez lui un couple de vieillards infirmes –, devint même le président du Cercle ouvrier Saint-Nicolas, fondé par Vrau.
Tout cela contrastait vivement avec les pratiques de l'époque. Tandis que certains capitaines d'industrie étalaient un luxe ostentatoire, Philibert Vrau cultivait une austérité quasi monacale. Il ne se maria pas, choisissant le célibat pour se consacrer entièrement à Dieu et à ses œuvres. Il voyageait en troisième classe, dormait sur de dures banquettes pour gagner du temps, et considérait l'argent non comme un trésor à accumuler, mais comme un outil providentiel. « L'argent, en ce monde, c'est tout », écrivit-il un jour à son ami Camille, avant de corriger aussitôt : « Mais tu le sais bien, ce n'est pas à moi que je pense, c'est à l'humanité ». Sa fortune personnelle fut presque entièrement réinvestie dans une multitude d'œuvres : construction de nouvelles églises dans les quartiers populaires de Lille (avec presbytères, écoles et patronages attenants), soutien indéfectible aux écoles paroissiales pour contrer la laïcisation, financement de la Société de Saint-Vincent-de-Paul dont il devint président régional, et surtout, engagement financier massif et décisif dans la fondation de l'Université catholique de Lille (qui n'existerait sans doute pas sans lui) et de l'Institut Catholique des Arts et Métiers (ICAM). Sa générosité était aussi discrète qu'immense ; il donnait souvent anonymement, refusant les honneurs.
En contemplant aujourd'hui cette vie, cette œuvre tissée avec une admirable constance à travers les heurts d'un siècle qui nous semble déjà si loin, on ne peut s'empêcher de ressentir un pincement au cœur, une douce nostalgie. Philibert Vrau... oui, il apparaît comme une figure d'un autre temps. Un temps où la foi, fervente et agissante, semblait pouvoir réellement soulever des montagnes et changer le cours des vies.
Son action, empreinte d'une simplicité presque désuète mais terriblement obstinée, nous rappelle la sagesse populaire, comme celle de ce vieil adage murmuré par nos aïeux : « En avril, ne te découvre pas d'un fil ». Face aux courants changeants et aux sirènes parfois illusoires du progrès, il a su conserver, pour lui et sa communauté, le manteau protecteur de la responsabilité, de la justice et d'une charité concrète.
Ce cheminement terrestre, si intensément vécu au service de ses convictions, s'acheva finalement le 17 mai 1905. Sa disparition dut laisser un grand vide dans le cœur de Lille et marqua sans doute, pour beaucoup, la fin ressentie d'une époque, le départ d'un homme dont l'œuvre et la présence avaient profondément façonné le paysage social et spirituel de la cité.
Aujourd'hui encore, son souvenir flotte sur Lille, un peu comme le parfum d'une époque que l'on croyait oubliée, mais dont l'exemple discret et tenace garde cette chaleur particulière, capable, qui sait, de réchauffer encore un peu nos cœurs aujourd'hui.
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Commentaires
Bonjour Émile.
Je ne connaissais pas ni ce monsieur ni ce pan de l'histoire Lilloise. Je ne suis pas un fervent catholique mais j'avoue que c'est un saint homme qui j'espère a au moins quelques part une statue et une place a son non. Incroyable personne vraiment. Merci de nous l'avoir présenté 👍